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Ce qui m’intéresse dans une gravure

Au temps où je dirigeais une revue consacrée à la gravure, j’ai tenté à plusieurs reprises, sans grand succès, par des démarches tant auprès des artistes que des amateurs, d’apprendre d’eux ce qu’ils pensaient de leur art favori, comment ils avaient été amenés soit à le cultiver, soit à s’y intéresser, où allaient leurs préférences et sur quoi elles reposaient en matière de gravure.
Il ne plaît pas toujours à un collectionneur de révéler le contenu de ses portefeuilles, à un artiste d’initier le public à la cuisine de son travail. Chez l’un et chez l’autre, tout en sachant souvent fort bien ce qu’on fait et ce qu’on aime, on est parfois embarrassé pour le définir.
Le hasard d’une audition à un poste de T.S.F. m’a à la fois surpris et ravi. Un graveur connu, et non des moindres, y développait devant le micro ce sujet: « Comment je comprends la gravure. » Reproduit dans un hebdomadaire d’art, j’ai pu lire à tête reposée cette petite conférence. Je n’en partage pas précisément les idées, mais j’y trouvais, sans m’y attendre, une excellente contribution à mon enquête.
Je vais à mon tour répondre à ma propre question, et dire en peu de mots « ce qui m’intéresse dans une gravure ».

Je prends ce mot dans son sens le plus usuel et le plus large, sans m’occuper de son étymologie, y englobant tout ce qui, dans le domaine de l’image imprimée, est l’œuvre d’artiste : burin ou eau-forte, pointe sèche ou manière noire, bois ou lithographie.

Hors et avant tout, je n’éprouve aucune honte à l’avouer, ce qui m’intéresse, en gravure comme en tout art plastique, c’est le sujet. Sujet réel ou imaginaire, peu m’importe, mais sujet, c’est-à-dire matière d’une composition personnelle, pittoresque, décorative. L’absence, ou si l’on veut l’insignifiance de sujet, érigée en système et pratiquée par certains au nom d’une technique soi-disant supérieure, me laisse absolument froid. J’admire, au même titre qu’un dessin de maître, un essai plus ou moins poussé de gravure, où je retrouve, spontanée et libre, la pensée de ce Maître. Mais dans toute œuvre gravé, quel qu’il soit, les pièces maîtresses, celles qui dépassent en intérêt et dominent tous les autres, restent toujours, pour moi, comme pour la généralité du public, celles où s’affirment bien haut la composition et le sujet : Adam et Eve, le Christ guérissant les malades, Rue Transnonain, le Départ pour le travail…

Après le sujet, ce qui m’intéresse dans une composition gravée, c’est le graveur. La gravure est un art du dessin : sait-il dessiner ? S’il le sait, le veut-il ? La technique des différents procédés de gravure a ses difficultés et ses beautés particulières. Est-il maître de son procédé ? Témoigne-t-il d’une personnalité comme graveur ? Correction et médiocrité d’une part, incorrection volontaire ou voulue d’autre part, me choquent également. Que faites-vous, me dira-t-on, de la déformation caricaturale ? Je ne puis l’admettre, prenant le contre-pied de la vérité et défigurant les objets à plaisir. Mais je l’accepte fort bien d’un Daumier ou d’un Toulouse-Lautrec, parce que je retrouve, jusque dans leurs charges les plus poussées, le souci d’être vrai et un admirable talent de dessinateur. Je considère d’ailleurs comme les compositions les plus parfaites de Daumier, – et je crois que lui-même était de cet avis, – celles où il est le moins caricatural.

Troisième intérêt : la gravure est un art de multiplication. Elle ne procède pas comme les autres arts, chez qui le travail de l’artiste s’exécute directement sur une matière donnée pour en tirer une œuvre définitive et unique. La planche gravée n’est qu’un intermédiaire entre la pensée créatrice et sa réalisation sur le papier. La multiplicité des exemples est, en gravure, une question capitale. Selon son degré d’avancement, ou de conservation, une même planche donne des épreuves très différentes de qualité et d’intérêt, les premiers tirages, – épreuves d’état, épreuves avant la lettre, – étant le plus souvent, – non toujours, – les plus intéressants et les plus rares. L’élément « rareté » et les gros prix qu’il engendre, nécessaires au commerce, font toujours impression sur le public. Je sais, quand il le faut, mettre le prix sur une œuvre importante, mais je n’ai pas l’idolâtrie de la « pièce unique » pas plus que je n’ai le mépris de la pièce tirée à un grand nombre. Une belle épreuve d’une belle œuvre : voilà pour moi l’essentiel. J’ai éprouvé plus de plaisir à échanger d’une même estampe un exemplaire moyen contre une meilleur qu’à en acquérir une nouvelle.
Art du dessin et art de multiplication, la gravure est en même temps un art de reproduction. On la protégeait comme telle sous Louis XIV, on lui en fait grief aujourd’hui. On lui reproche d’avoir dévié de sa destination primitive, et abdiqué pendant deux siècles toute originalité. En fut-il ainsi que, avant la découverte des procédés photographiques, un tel emploi n’avait rien de déshonorant pour elle. Cet emploi marque-t-il une décadence ? Ce n’est pas mon avis. La gravure de reproduction n’a pas donné que des chefs-d’œuvre, soit. Mais la gravure originale non plus. Si, comme reproduction, elle a été dépassée par la photographie, elle n’en a pas moins, comme gravure, produit dans le passé assez d’œuvres remarquables pour mériter sa place au soleil. S’assimiler un dessin ou une peinture, en extraire pour la transporter sur le cuivre ou sur le bois toute la matière « gravable », trouver pour ce travail de transposition une formule appropriée, n’est pas le fait du premier venu. La gravure de reproduction ou plus exactement d’interprétation ainsi comprise est une œuvre d’art, ayant ses mérites propres, qui se dégage librement d’une autre œuvre d’art.
Les plus grands artistes ne s’y sont pas trompés. Loin de dédaigner l’interprétation gravée, ils ont travaillé pour elle, ils ont collaboré avec elle. Si Dürer n’en avait tracé le dessin pour les graveurs de Nuremberg, nous n’aurions pas les bois de la Grande Passion et de la Vie de la Vierge. Si Rubens n’avait formé à Anvers une équipe de graveurs en vue de la diffusion de ses œuvres, nous ne connaîtrions pas les magnifiques burins, mis au point par le maître lui-même, de l’Adoration des Mages et de la Descente de Croix. Si Boucher, Fragonard, Moreau le Jeune ne les avaient composés expressément en vue de la gravure, nous n’aurions ni le Molière, ni les Contes de La Fontaine, ni le Monument du Costume. Que seraient, sans les modèles peints qui les ont précédés, l’Oxenstiern de Delff, le Wickenburgh de Suyderhoef, le Bentivoglio de Morin, le Bossuet de Drevet, et cet admirable Nathanaël Dilger d’Edelinck, dont l’original perdu n’était peut-être qu’une médiocre peinture ? Enfin, sont-ce des œuvres d’un art dégénéré que les eaux-fortes, soit pures, soit terminées au burin, des Fêtes vénitiennes, de l’Escarpolette, de la Philosophie endormie, et de vingt autres compositions aimables, interprétées par des praticiens dont certains, comme Laurent Cars et Charles-Nicolas Cochin le père, sont de très grands maîtres ?
En quoi ces graveurs interprètes ont-ils fait tort à la gravure originale ? Ils n’ont pas, que je sache, empêché Rembrandt de donner toute sa mesure; Van Eyck et Van Ostade, Callot et Bosse, Nanteuil et Corneille Visscher, Tiepolo, Canaletto, Piranesi, Goya, de produire des chefs-d’œuvre en nombre respectable; Watteau et Fragonard, les Moreau et les Saint-Aubin de griffonner et de graver à leur fantaisie. EN revanche, près de nous, à côté d’artistes de haute valeur, combien de soi-disant graveurs originaux, qui ne le sont ni d’invention ni de facture, encombrent de leur nullité les salles d’exposition et font fuir les amateurs !

La gravure comme les autres arts, se transforme de siècle en siècle, et c’est fort heureux pour elle. EN retrancher tout ce qui est bon comme gravure d’interprétation, c’est la diminuer. Lui imposer tout ce qui est mauvais, ou simplement médiocre, en fait de gravure dite originale, est-ce l’enrichir ?

Enfin, ce n’est pas seulement la pièce isolée qui m’intéresse en gravure. C’est la pièce entourée d’autres et formant avec elles un ensemble, une « collection ». Une collection, au sens élevé du mot, n’est pas, comme un stock de marchand, un assemblage plus ou moins composite d’unités acquises au hasard des circonstances et destinées à être dispersées. Une idée maîtresse, variable à l’infini selon les préférences de chacun, préférences sujettes elles-mêmes à se modifier dans le cours des années, a présidé à sa réunion. Arrivée à son dernier stade, chaque portefeuille qui la compose, chaque pièce y a sa raison d’être, sa fonction à côté des autres, déterminée par une certaine parenté d’origine, de genre, de technique. La quantité s’y trouve mesurée, non seulement par les ressources du collectionneur, mais par un double souci d’unité et de variété. Une collection bien conçue et bien ordonnée est à elle seule une œuvre d’art. A elle, bien plus qu’à la rareté et au gros prix de certains numéros, se reconnaît le véritable amateur.

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